Proprioception, vision et lecture

Nous avons tendance à imaginer que notre système visuel fonctionne comme une caméra, enregistrant passivement les détails de tout ce qui se passe autour de nous. En réalité, le monde que nous percevons est une construction permanente de notre cerveau et ce que nous lisons l’est aussi. Pour bien lire, avoir une acuité visuelle parfaite ne suffit pas. Il faut aussi que notre cerveau soit capable de coordonner des mouvements oculaires d’une précision extrême pour pouvoir décoder rapidement les mots lus. Pour cela, il doit être informé de la position exacte de la rétine dans l’espace, grâce à l’information proprioceptive apportée par la tension des muscles oculaires.

 
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I-Comment le cerveau construit notre perception visuelle ?

Les cellules qui tapissent la rétine transforment la lumière en impulsions nerveuses qui sont envoyées au cerveau. Mais nos rétines contiennent deux types de cellules. Les premières, situées dans la partie centrale de la rétine, dans l’axe de vision, dans une petite zone appelée fovéa, sont sensibles aux couleurs, tandis que les secondes ne voient le monde qu’en noir et blanc.

  • La fovéa est peuplée uniquement de cônes (photorécepteurs permettant de distinguer les couleurs), ils permettent d’obtenir la vision des formes, des couleurs et la vision diurne, ils permettent une meilleure résolution optique, c’est là que la vision des détails est la plus précise. Nous percevons donc de façon nette seulement la partie centrale de notre champ visuel, qui s’étend sur quelques degrés d’angle (un degré correspond plus ou moins à la largeur d’un doigt porté à bout de bras).
  • Les bâtonnets (photorécepteurs permettant la vision nocturne) sont répartis sur la rétine périphérique, ils permettent la détection des mouvements rapides et la vision nocturne grâce à leur faible seuil de détection de la lumière. Ils donnent une impression générale du champ de vision avec peu de résolution, mais ils sont très sensibles aux variations de contraste.

Plus on s’éloigne de la fovéa, moins il y a de cônes et plus il y a de bâtonnets.

Par ailleurs, sur le côté de chacune de nos rétines, il y a un trou par lequel passent les vaisseaux et le nerf optique en partance pour le cerveau. Il n’y a sur cette zone ni cônes, ni bâtonnets, c’est une zone aveugle.

Si le cerveau ne faisait que recevoir passivement les informations transmises par nos rétines, nous devrions donc percevoir le monde en couleur et avec une bonne résolution autour du point que nous fixons, alors que tout le reste devrait apparaître  de moins en moins net et coloré au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Nous devrions aussi percevoir le monde avec deux tâches aveugles sur les côtés, correspondant à la zone aveugle de chaque rétine.

Dans une vidéo consacrée à la vision, sur sa chaîne Youtube « E-penser », Bruce Benamran a simulé ce que voient réellement nos yeux quand nous observons une scène visuelle :

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Capture d’écran de la chaîne E-penser

Alors, comment le cerveau procède t-il pour passer d’une vision partielle, floue, incomplète, à une image « en apparence » complète, nette et en couleur ?

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Pour compenser la limitation due à la répartition des photorécepteurs sur notre rétine, notre cerveau a trouvé une parade : nous réalisons en permanence des mouvements rapides de nos yeux, appelés saccades, qui permettent de placer les éléments importants de notre environnement à l’intérieur de cette portion nette du champ visuel.

En effet, lorsque l’image d’un objet tombe sur la zone périphérique de notre rétine et suscite notre intérêt, nous réalisons une ou plusieurs saccades oculaires, mouvements oculaires les plus rapides, pour placer cette image sur la fovéa afin d’en permettre l’identification (nous pouvons aussi bouger notre tête et/ou notre corps). Par ailleurs, lorsque nous marchons ou bougeons, nos yeux et notre tête ne cessent de bouger, ce qui implique qu’un objet perçu devant nous ne cesse de sauter sur la surface de nos rétines. L’image que reçoit notre système visuel est donc en mouvement constant et devrait ressembler à un film tourné caméra sur l’épaule. On comprend donc que notre cerveau doit faire preuve d’ingéniosité pour parvenir à construire l’image que nous percevons : stable, nette et en couleur sur l’intégralité du champ visuel.

Notre cerveau sélectionne donc les informations qu’il juge utile, ne retenant qu’une infime partie de ce qui est face à lui, ce qui nous intéresse, ce que nous cherchons, ce qui fait sens pour nous. De plus, il stabilise en permanence les images brutes reçues par nos yeux qui sont toujours en mouvement, et il efface les images des quelques millièmes de seconde de transition existant entre  deux point de fixation (Nda: explication donnée à 2’50 dans la vidéo « faux souvenirs » de la chaîne « e-penser). Enfin, si les tâches aveugles n’empiètent sur aucune de nos perceptions, c’est parce que notre cerveau, qui a horreur du vide, remplit ce « trou » par ce qu’il suppose qu’il devrait être.

La perception est donc une construction active, permanente, de notre cerveau :

Coloriage, effaçage, stabilisation, remplissage, invention, sélection, etc. : la palette d’actions réalisées par notre cerveau pendant la perception est très vaste. N’ayant pas conscience des coulisses de la perception, nous pensons, à tort, que la perception est passive. En réalité, la perception est une construction active permanente de notre cerveau. _  Lionel Naccache, Neurologue.

II-Vision, proprioception et lecture

 
L’apprentissage de la lecture consiste à mettre en correspondance des symboles visuels (les lettres et les mots écrits) avec des représentations langagières phonologiques (la forme sonore des mots), cependant il repose aussi sur des mouvements oculaires. Mais, si lire c’est reconnaître des mots, c’est aussi et surtout comprendre ce qui est écrit.
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Le texte suivant, tiré d’annales du brevet, nous démontre que l’on peut tout démontrer avec le théorème de Pythagore (Règle de base à donner à vos enfants : en géométrie, une fois sur deux, il faut penser au théorème de Pythagore). Le voyez-vous ?
 
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Pythagore
Solution de la devinette à la fin de l’article.
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Ce que nous lisons est donc aussi une construction de notre cerveau et pour bien lire, avoir une acuité visuelle parfaite ne suffit pas. Il faut que notre cerveau soit capable de coordonner des mouvements oculaires d’une précision extrême et pour cela, il doit être informé de la position exacte de la rétine dans l’espace. Cette information lui est donnée grâce à la proprioception.
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Voici une image tirée d’une vidéo de la chaîne Youtube Orthophonie 94, qui montre comment la zone nette de la fovéa limite la lecture :
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Capture d’écran tirée d’une vidéo Youtube de Orthophonie 94
 

Pour parvenir à lire, il faut non seulement accommoder pour voir net le point de fixation, mais aussi réaliser des saccades harmonieuses pour amener le regard là où il doit se poser sur les mots pour en assurer un décodage rapide, endroit très précis appelé « centre de gravité du mot » . Ce sont nos six muscles oculomoteurs qui coordonnent ces mouvements d’une extrême précision  et c’est l’information proprioceptive provenant des muscles oculaires, la tension des muscles, qui indique au cerveau la position des globes oculaires dans leur orbite :

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L’enregistrement des mouvements oculaires lors de la lecture d’un texte, appelé eye tracking, correspond à des mesures précises de la position du regard lors de cette activité. Dans le cas de la lecture, le texte n’est pas parcouru de façon continue, les positions du regard définissent en effet des fixations et des saccades. Les mouvements oculaires sont les rotations que les globes oculaires effectuent autour de leurs centres, et qui permettent de modifier la direction du regard. Ces mouvements sont provoqués par les muscles oculaires, et font partie intégrante du système visuel.

Exemple d’enregistrement des mouvements oculaires lors de la lecture :

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Image issue du site Brain and Language Institute . Un filtre spatio-temporel a été appliqué pour définir les fixations (ronds bleus) et les saccades (traits bleus). Le diamètre des ronds est proportionnel à la durée de fixation. Les fixations sont numérotées dans l’ordre chronologique. Cela fait apparaître les régressions (exemple encadré).
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« La lecture est la fonction musculaire qui demande la mise en place des patterns les plus précis. Elle sera au premier plan en cas de perturbation de l’équilibre » .

Dr  P. QUERCIA (INSERM)

 
 
Il est donc primordial pour le cerveau de connaître la position exacte du globe oculaire dans son orbite, et plus largement de la rétine dans l’espace, pour pouvoir déplacer nos yeux de manière très précise et efficace lors de la lecture. Cette information est donnée au cerveau par la proprioception, comme nous l’explique le Pr JP ROLL (CNRS ) :
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Les « actions perceptives », qui orientent et guident nos organes des sens vers leur stimulus, influencent profondément le traitement des messages sensoriels : ainsi, le système nerveux central traite-t-il conjointement les informations visuelles et les informations musculaires nécessairement associées à l’action de voir. Comment pourrions-nous localiser une cible visuelle dans l’espace sans que le système nerveux soit précisément informé du lieu où se trouve le corps et, notamment, l’œil?
 
[…]
 
La rétine est portée par un ensemble de segments corporels mobiles et emboîtés que sont successivement l’œil, la tête, le tronc et les jambes : les signaux proprioceptifs, issus de toute la chaîne des muscles mobilisant ces segments, « disent » à tout instant au cerveau quelle est l’attitude ou quels sont les mouvements du corps, et lui permettent le calcul de la position absolue de la rétine dans l’espace
 
On comprend donc qu’une dysfonction proprioceptive pourra avoir un impact direct sur la lecture, le cerveau n’étant alors pas correctement informé de la position de la rétine dans l’espace par les capteurs proprioceptifs, notamment de ceux des muscles oculomoteurs. Comment le cerveau peut-il coordonner des mouvements d’une précision telle que celle nécessaire à l’acte de lire, si les informations proprioceptives qu’il reçoit sont erronées ?
 
 
 
 

Sources de l’article :

Livres :

 « Oeil et bouche » (Drs P. Quercia et A. Marino)

« Parlez-vous cerveau ? » Lionel Naccache (Neurologue et chef de service de neurophysiologie à la Pitié-Salpêtrière)

Web :

Le colliculus supérieur Centre sous-cortical de la sélection visuelle, Alexandre Zénon, Rich Krauzlis, médecine/sciences 2014 ; 30 : 637-43

L’image de la semaine: « La rétine et la microanatomie de l’œil » , Journal du CNRS

Rétine centrale et périphérique  Institut français de l’éducation

Dyspraxie : la lecture, problème de stratégie du regard Site DysMoi

 
Dyspraxies (Dr Régine Salvat)
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La proprioception, un sens premier ? Résonances Européennes du Rachis – Volume 14 – N° 42 – 2006 – Première publication : Intellectica, 2003, N° 36-37, pp 49-66) (Pr JP. Roll, CNRS)
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Oculométrie  Brain and Language Institute
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Fermez les yeux  JEAN PIERRE PHILIPPE Kiné du sport, ostéopathe
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Pourquoi le monde reste-t-il stable quand nous bougeons les yeux ? Cerveau et Psycho

Les neurones de la lecture (présentation en grande partie basée sur le livre de Stanislas Dehaene)

Laboratoire de cognition spatiale incarnée, (Site de Daniela Balslev, chercheuse spécialiste de l’oculoproprioception)

Comment fonctionne l’œil, cet organe très complexe pour percevoir le monde ? (Science et Avenir)

La perception est une construction, France Inter, Parlez-vous cerveau ? Lionel Naccache

Vidéos :

 

Lire aussi :

Proprioception et lecture dans le SED

 
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Solution de la devinette :
 
Beaucoup de lecteurs expérimentés et ayant conservé des notions mathématiques lisent « démontrer que deux droites sont perpendiculaires », le cerveau n’a pris que quelques indices visuels pour décoder le mot « drôles » et l’a complété à partir de ses à-priori et ses expériences passées en mathématiques :
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c'est drole