Force est de constater que la crise sanitaire traversée actuellement a dirigé les projecteurs médiatiques vers les conflits qui secouent en permanence la communauté scientifique, laissant le grand public abasourdi par de telles rivalités et guerres d’ego. Alors qu’il suffit de se pencher sur toute l’histoire de la médecine et des sciences, par exemple sur le duel qui opposa violemment Louis Pasteur et Robert Koch durant des années, pour voir que le conflit est inhérent au fonctionnement scientifique.
J’ai donc trouvé très intéressant cet interview de Léo Coutellec , Maître de Conférences en épistémologie et éthique des sciences contemporaines à l’université Paris-Saclay (propos recueillis les 6 et 7 mai, pour la préparation du Virus au carré). Ce qu’il exprime n’est pas sans me rappeler ce qui se joue vis à vis du traitement proprioceptif, comme nous avons pu le voir à l’occasion de la conférence Dys-moi tout !.
Extraits choisis :
Jusque là, on ne nous montrait que la science du résultat, avec cette image d’Epinal d’une science stabilisée, fiable parce que publiée dans une revue de haut niveau après relecture par des pairs. Mais ce processus de peer-review n’est pas infaillible, il produit aussi des biais, par exemple en renforçant des paradigmes dominants, et il n’empêche pas les manquements à l’intégrité scientifique.
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La science avance par la confrontation de ses options, et n’abrite aucun messie.
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le conflit, le débat d’idées, la confrontation d’hypothèses sont le lot commun, la marche nécessaire de la science. Il n’y a pas une seule et bonne manière de faire, tout le monde bricole et c’est comme cela que la science avance! On a longtemps mis en exergue une opposition entre un camp de la robustesse et de la rigueur et un camp de cliniciens et de bricoleurs. Mais ces deux camps n’existent pas! Nous sommes tous à la recherche de la fiabilité qui est toujours un curseur à placer entre la robustesse et la pertinence et non un mur à construire entre deux camps.
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Comme pose question toute initiative qui consiste à s’attribuer une autorité pour dire ce qui est scientifiquement légitime. Les critères utilisés n’ont pas été discutés démocratiquement, pas plus que l’ont été ceux dont se dotent les comités éditoriaux des revues scientifiques. Trier le bon grain de l’ivraie est un réflexe de facilité, mais il faut débattre de ces critères. Parce que la réponse n’est pas évidente. Par exemple, la méthode du double aveugle randomisé [dans lequel on tire au hasard des patients, qui se voient administrer une molécule ou un placebo, sans que le patient et même le médecin prescripteur ne sachent qui a reçu quoi, NDLR] est considéré comme le « golden standard » des essais cliniques. Mais cela mérite discussion, car un bon niveau de preuve peut venir d’autres types d’études tout aussi robustes. Il faut bien sûr se fixer des critères de sélection, des exigences épistémiques. Mais il n’y a pas un critère, une seule manière de faire de la science. Encore une fois, l’enjeu central est celui du pluralisme et des moyens de le faire vivre concrètement, sans tomber dans un relativisme où tout se vaut.
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Par exemple, on évoque souvent la « communauté scientifique ». Mais nous sommes tous en train de comprendre qu’elle n’existe pas. Il y a des chercheurs, des laboratoires, des institutions, des méthodes, des hypothèses, etc. Mais il n’y a pas de communauté scientifique, c’est une fiction. Suivant que vous vous tournez vers tel ou tel virologue ou épidémiologiste, infectiologue ou vers le conseil scientifique, vous aurez des réponses différentes et c’est tout à fait normal. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de communs à toute science (par exemple, l’exigence liée à l’épreuve du réel), mais que ce commun n’est pas l’occasion d’une unification. Nous attendons toujours trop de la science lorsque nous espérons d’elle une parole univoque. Bourdieu l’avait très bien exprimé, dans son article le «Champ scientifique» (1), il existe une lutte permanente pour l’autorité et la crédibilité scientifique, pour le monopole de la compétence scientifique. Entre les virologues et les épidémiologistes, les cliniciens… qui porte la parole de la science? Mais cette quête de l’autorité scientifique est vaine ! La science est un apprentissage de la complexité, de l’incertitude, elle est une possibilité d’appréhender le réel mais sans jamais le recouvrir complémentent. C’est pour cela qu’elle doit se faire de manière ouverte et impliquée, et cette pandémie en dévoile tout autant les potentiels que les points de vigilance.
Je vous invite à lire l’article dans son intégralité :
Covid-19: «Cette science ouverte qui se déroule devant nos yeux crée une acculturation progressive dans le public »
Vous pouvez aussi écouter son interview dans l‘émission de Mathieu Vidart sur France Inter, le virus au carré. Là encore, un passage m’a semblé être en lien direct avec les difficultés que nous connaissons dans la prise en compte de l’hypothèse proprioceptive des troubles des apprentissage. Léo Coutellec s’interroge :
Pourquoi la science favorise t’elle une thématique plutôt qu’ une autre, pourquoi invisibilise-t-elle une thématique par rapport à une autre ? Il y a tout un tas de sujets de recherche qui n’ont pas droit au chapitre, tout un tas de voies de recherche qui sont invisibilisées par rapport à d’autres. Il faut y réfléchir.Le mécanisme de la publication classique entretient le renforcement des paradigmes dominants et l’effacement de voies qui pourraient pourtant être prometteuses.On a un gros problème pour accueillir et faire vivre le pluralisme scientifique. La science doit être un espace de conflictualité.
Ecouter l’émission :
Comment construire la confiance dans la science ?
Bref, ce fut pour moi un plaisir de l’écouter et de le lire !
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