
Dans son nouveau livre « Tout commence avec le corps« , la neurobiologiste Lucy Vincent met en lumière l’importance des sensations corporelles dans le fonctionnement cérébral :
Ce qui me passionne c’est comment le cerveau se modifie en fonction du vécu et des perceptions corporelles. Cet intérêt remonte à ma thèse, qui portait sur la plasticité cérébrale à l’Université de Bordeaux. Je pense que cette faculté n’est pas assez mise en avant. Si nous étions conscients de ses pouvoirs, nous organiserions notre vie complètement différemment.
Lucy Vincent nous invite donc à une révolution scientifique et culturelle qui est parfaitement en phase avec l’esprit de Sensoridys : pour développer nos capacités cérébrales, nous devons cultiver nos sens, et ce, à tout âge de la vie. Dans une interview très intéressante donnée au journal Le Temps, elle développe son point de vue en s’appuyant largement sur une notion que nous avons déjà développée ici, le couplage perception-action :

Pour Lucy Vincent, on a tort de comparer le cerveau à un ordinateur, elle insiste beaucoup sur le fait que c’est le corps qui mène le cerveau et non l’inverse. Le développement des réseaux de neurones résulte de leur activité électrique. Or celle-ci est déclenchée par des stimulations sensorielles en provenance soit de l’extérieur du corps – goût, odorat, vue, toucher, ouïe – soit de l’intérieur: fréquence cardiaque, taux d’insuline, acidité, température, etc., sans que nous en soyons conscients. Des réseaux cérébraux sont créés en fonction de tout ce que nous faisons et percevons avec notre corps. C’est lui qui dicte au cerveau ce qu’il doit faire.
Elle prend l’exemple de l’apprentissage d’un mouvement :
Les informations fournies par notre système sensoriel provoquent une réponse du système moteur qui actionne le mouvement. Le cerveau calcule la différence entre le mouvement planifié, à la suite des informations transmises par le système visuel, et celui exécuté. Puis, il ajuste les instructions envoyées aux muscles afin d’améliorer le mouvement. A force d’allers-retours entre système sensoriel et moteur, ce circuit, le «couplage perception-action», développe et consolide un réseau neuronal approprié au geste visé. Une très bonne illustration en est l’apprentissage de la marche. Au début, l’enfant fait des mouvements très approximatifs: en une heure il fait plus de 2000 pas et tombe 17 fois en moyenne. Mais à force de répétition, il perfectionne ses gestes et parvient à marcher. Le circuit sensori-moteur de la marche s’est en quelque sorte inscrit dans son cerveau.
Lucy Vincent explique que le couplage perception-action intervient aussi pour l’apprentissage de capacités intellectuelles. A partir du moment où l’enfant sait marcher, on constate une augmentation des stimuli sensoriels et des interactions sociales qui l’aide à acquérir de nouvelles compétences, comme le langage, et ce, toujours en activant des boucles de perception-action. L’apprentissage d’une compétence aussi abstraite que les mathématiques commence aussi par et avec le corps. C’est en utilisant leurs doigts ou en manipulant des objets que les enfants apprennent à compter. Et c’est après avoir intégré dans leur chair, ingéré physiquement la notion de nombre, que les enfants parviennent à la conceptualiser dans leur cerveau.
Afin de bénéficier d’un apprentissage optimal, Lucy Vincent plaide pour une ré-organisation du système éducatif. Elle estime que nous sommes encore trop imprégnés de l’attitude «cerveau fixe» qui fige d’avance les capacités intellectuelles de chacun : certains élèves sont doués pour les maths et d’autres pas; il faut être bon en maths pour être bon à l’école. Pour elle, il faudrait la remplacer par l’attitude «cerveau en croissance», qui mise sur l’expérience vécue physiquement pour apprendre. De manière concrète, cela voudrait dire organiser les classes différemment pour que les enfants puissent bouger et expérimenter, goûter le monde avec tous leurs sens, alors que dès l’âge de 6 ans ils doivent rester assis et écouter. Cela demanderait des moyens considérables mais on peut déjà nourrir le cerveau en encourageant les enfants avec de bons messages qui valorisent les progrès et leur font accepter l’échec. Par exemple, remplacer «je ne sais pas faire ce calcul» par «je ne sais pas encore le faire».
Lucy Vincent déplore qu’en grandissant, nous ayons tendance à abandonner un apprentissage si nous ne réussissons pas rapidement. On pense ne pas être doué pour cela. A tort, car le couplage perception-action permet de créer de nouvelles connexions neuronales et d’apprendre tout au long de la vie. Encore faut-il le stimuler, en tentant de nouvelles expériences, en étant à l’écoute de nos sensations corporelles, ce que la vie moderne ne favorise pas. »
Dans son interview au journal Le Temps, Lucy Vincent nous explique aussi le rôle de l’insula, une petite structure essentielle et peu connue du cerveau, qui gère le couplage perception-action, au cœur de nos apprentissages. Enfin, elle nous donne des pistes pour remédier aux effets néfastes de la vie moderne sur celui-ci, qu’elle développe largement dans son livre.
Bref, lire ou écouter Lucy Vincent est un régal pour moi, et je ne peux que continuer à déplorer l’écart qui subsiste entre les connaissances scientifiques actuelles et le peu de diffusion de celles-ci auprès du grand public. Comme le fait remarquer Lucy Vincent dans ses deux derniers livres, il faudra certainement attendre une vingtaine d’années pour que toutes ces connaissances soient admises et diffusées largement.
Découvrir l’article du journal Le Temps : Lucy Vincent: «Notre corps construit notre cerveau»
Lucy Vincent. «Tout commence avec le corps. 15 exercices sensoriels pour entraîner le cerveau», Odile Jacob, 256 p.
Lire aussi : Apprendre et mémoriser, tout passe par le corps , site Emancipe

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