Les illusions sensorielles occupent une place importante dans la recherche en neurosciences, car elles permettent de mieux comprendre les différents processus animant le cerveau et la manière dont il interprète les signaux transmis par nos sens (cf. Les illusions d’optique, un bon moyen de comprendre le fonctionnement du cerveau). Les illusions corporelles mettant en jeu la proprioception ont été beaucoup utilisées par les chercheurs pour comprendre le fonctionnement de ce sens. Ces illusions montrent aussi les prouesses dont est capable le cerveau pour résoudre des conflits sensoriels et ouvrent la voie à des perspectives thérapeutiques visant à leurrer le cerveau pour l’obliger à recalibrer ses représentations mentales du corps, quand elles sont erronées (prise en charge proprioceptive du SDP, membre fantôme, lésion cérébrale, anorexie, etc.).
Illusion de déplacement

Les Prs JP et R Roll ont beaucoup utilisé les illusions proprioceptives pour comprendre comment fonctionne la proprioception. Ils ont par exemple utilisé une matrice de microvibrateurs qu’ils ont placé sous les pieds d’un volontaire. Les vibrations produites sont à l’origine de microdéformations des récepteurs de la pression plantaire, qu’ils activent. Le sujet de l’expérimentation a alors l’illusion que le poids de son corps se porte sur la région de la plante des pieds soumise à la vibration. Le cerveau interprète ce message comme un perte d’équilibre, alors que le corps est resté parfaitement vertical. Si l’expérimentateur simule une augmentation de pression sous le talon, ce qui donne l’illusion que le corps se penche en arrière, le sujet réagit en se penchant involontairement vers l’avant, afin de corriger l’impression de chute. En stimulant différemment les capteurs plantaires, d’autres inclinaisons du corps ont été obtenues. Et quand tous les récepteurs des deux voutes plantaires sont stimulés simultanément, le sujet a l’illusion que son corps s’élève.
Illusion de Pinocchio

Cet illusion a été imaginée par des chercheurs qui ont utilisé des vibrations au niveau des tendons du bras d’un sujet ayant les yeux fermés, ces stimulations proprioceptives lui donnant l’illusion que son bras était en extension alors qu’il n’avait pas bougé. Puis il lui ont demandé de toucher son nez et ont déclenché l’illusion de mouvement, il a alors senti son bras s’allonger et son nez grandir d’autant. Le cerveau, dont le premier rôle est d’assurer la survie, aime la cohérence des informations provenant de ses sens. Dans l’illusion Pinocchio, il est confronté à des informations contradictoires : d’un côté, il sent le bras s’étendre, et de l’autre il continue de sentir le doigt en contact avec le nez. Pour résoudre ce conflit, le cerveau produit alors l’illusion que le nez s’est allongé.
Illusion de la main en caoutchouc
En 1998, Matthew Botvinick et Jonathan Cohen publient dans la revue Nature une expérience corporelle mettant en jeu un conflit entre la vision, le toucher et la proprioception : l’illusion de la main en caoutchouc. Un participant est assis devant une table sur laquelle repose une main en caoutchouc à l’endroit où pourrait être la sienne, alors que sa véritable main est caché derrière en panneau. Le participant observe le chercheur qui caresse avec un pinceau la main en caoutchouc. Dans le même temps, le chercheur caresse exactement de la même manière la main dissimulée à sa vue. Au bout d’un moment, le sujet dit avoir la sensation que la fausse main lui appartient. Cet effet peut être si fort que le sujet devient moins capable d’utiliser sa main, comme si le cerveau ne la considérait plus comme faisant partie de son corps. Dans cette expérience, face à des stimuli visuels et tactiles qui lui disent une chose et une information proprioceptive qui lui en dit une autre, le cerveau tente de réduire ce conflit en donnant raison au toucher et à la vision, qui semblent dans ce cas précis prédominer.
Illusions de propriété du corps
A Stockholm, le chercheur Henrik Ehrsson a poussé encore plus loin l’illusion de la main en caoutchouc en créant des illusions de sortie du corps, à l’aide de lunettes de réalité virtuelle. Dans l’une d’elles, deux petites caméras dirigées vers le sol sont posées sur la tête d’un mannequin et reliées à un casque de réalité virtuelle que porte le sujet de l’expérience. Il est demandé à celui-ci de regarder son ventre, il voit alors ce que filment les caméras : les pieds du mannequin, ses jambes et son ventre nu. Le chercheur touche alors le ventre du volontaire avec un crayon et fait le même geste, synchrone, avec un autre crayon, sur le ventre du mannequin. Très rapidement, le sujet a la sensation étrange d’être passé dans le corps du mannequin. Si le crayon est remplacé par un couteau qui menace uniquement le corps du mannequin, le volontaire se sent physiquement agressé. Comme dans l’illusion de la main en caoutchouc, face à des stimuli visuels et tactiles qui lui disent une chose et une information proprioceptive qui lui en dit une autre, le cerveau résout le conflit sensoriel en ignorant la proprioception et en donnant raison au toucher et à la vision. Dans d’autres expérimentations, Ehrsson a réussi à convaincre les participants qu’ils avaient sauté dans le corps d’une petite poupée Barbie, ou qu’ils possédaient une troisième main. Cette malléabilité étonnante suggère que le cerveau construit en permanence son sentiment d’appartenance à son corps à l’aide d’informations provenant de tous les sens, et pas uniquement de la proprioception – une découverte qui a valu à Ehrsson des publications dans des revues scientifiques de renom. A noter que tout le monde ne succombe pas à ces illusions, Ehrsson pense que les personnes capables de localiser leurs membres de manière experte sans la vue, comme les danseurs ou les musiciens, y sont moins sensibles. Lui et d’autres chercheurs cherchent maintenant à comprendre les détails de l’intégration multisensorielle. Leur hypothèse est que des neurones « multisensoriels » intègrent les informations provenant de tous les sens pour créer une représentation cohérente du corps. Ehrsson s’efforce aussi de transformer ses illusions en un objectif pratique, comme développer des membres artificiels qui soient mieux tolérés par leurs receveurs.

D’autres chercheurs ont ensuite cherché à savoir dans quelle mesure des formes corporelles extrêmes peuvent rester acceptables pour le cerveau humain. A l’aide de casques de réalité virtuelle, ils ont exploré trois types de corps virtuels : un animal à quatre pattes sous la forme d’un tigre, un animal volant sous la forme d’une chauve-souris et une créature avec un exosquelette entièrement différent sous la forme d’une araignée. Pour déclencher l’illusion chez les participants de l’étude, ils ont fait correspondre précisément, dans chaque cas, les mouvements du corps du sujet aux mouvements du corps virtuel. Les résultats montrent que, dans ces conditions, les humains adoptent facilement des avatars non humanoïdes, comme le corps d’une araignée, même si elle possède un squelette très différent du nôtre. Pour les chercheurs, ces « résultats empiriques démontrent que la possession d’un corps virtuel est également applicable aux non-humanoïdes et peut même surpasser les avatars de type humain dans certains cas », par exemple, les corps de chauve-souris reproduisent mieux la sensation de voler que les corps humanoïdes.

Sources de l’article :
(Article que j’ai écrit pour un chapitre de l’article consacré à la proprioception de Wikipédia)
- A la recherche du corps perdu , JP et R Roll (Cerveau et psycho N°5, p.62-67)
- Thomas Chazelle, Richard Palluel-Germain, « Nez qui s’allonge et bras qui s’étirent : découvrez les illusions corporelles », sur The conversation, 7 juillet 2021
- Roxane Bartoletti, Séraphin Boulvert et Marie Lopez, « Les illusions pour étudier le sentiment de propriété corporelle : le cas de la rubber hand illusion», sur MILGRAM des Savoirs
- Kamel Azzouz, « L’illusion de la main en caoutchouc qui fait perdre la tête à votre cerveau », sur RTBF, 26 mai 2022
- Anne-Françoise Hivert, « Dans la peau d’un autre», sur Libération, 10 février 2009
- Ed Yong, « NEUROSCIENCES. Profession : magicien chercheur », sur Courrier international, 3 février 2012
- Ed Yong, « Out-of-body experience: Master of illusion», Nature, vol. 480, 7 décembre 2011, p. 168–170
- « The VR illusion that makes you think you have a spider’s body », sur MIT Tecnology review, 24 juillet 2019
- Lila Meghraoua, « Quand la réalité virtuelle permet de se sentir dans la peau d’une araignée», sur Usbek & Rica (magazine), 26 juillet 2019
- The Illusion of Animal Body Ownership and Its Potential for Virtual Reality Games, arxiv.org/abs/1907.05220
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