La perception, l’image que construit notre cerveau du monde qui nous entoure, est multisensorielle. Dès la naissance, les informations provenant de nos différents organes des sens tels que la vue, l’ouïe, la proprioception et le toucher doivent être organisées de façon synchrone pour être cohérentes avec les données de l’environnement immédiat, ce qui permet au cerveau de les traiter efficacement. Pour apprendre à parler, il doit y avoir un synchronisme entre les informations sensorielles perçues par nos différents organes des sens. Ainsi, la relation entre les sons entendus (audition), les mouvements vus sur les lèvres (vision) et la sensation interne des mouvements de la langue et des lèvres (proprioception) doit être parfaitement cohérente pour que le cerveau puisse interpréter le langage.
Des expériences comme l’effet Mc Gurk démontrent que des possibilités de conflits sensoriels existent dès le plus jeune âge, puisque nos sens sont faillibles et peuvent présenter des biais perceptifs importants qui dépendent de multiples facteurs, en particulier d’un trouble de la proprioception. Si une dysproprioception survient très tôt dans le développement de l’enfant, elle risque d’engendrer de nombreux conflits sensoriels, mettant ainsi en péril plusieurs apprentissages, comme c’est le cas pour celui du langage et, par la suite, de la lecture. Chez certains enfants souffrant de troubles d’apprentissage, notamment de dyslexie, une incohérence entre les différents canaux d’informations sensorielles résulte du nombre trop important d’erreurs causées par un trouble de la proprioception. Dès lors, ces nombreux biais perceptifs affecteraient le traitement de ces informations et impacteraient les automatismes mis en place par le cerveau.
Ces enfants ne pouvant automatiser correctement les apprentissages continueraient de s’appuyer sur leur perception multisensorielle et notamment sur la lecture labiale pour discriminer les sons, notamment lors de l’apprentissage de la lecture. Cette lecture labiale met en jeu les neurones miroirs, qui vont provoquer chez ces enfants une activation imperceptible des mêmes muscles du visage que ceux utilisés par l’enseignant et activer les même circuits neuronaux que s’ils prononçaient eux-même les sons. Phénomène qui leur permettrait de mieux entendre et mieux discriminer les sons.
J’ai donc trouvé trouvé très intéressante l’ étude suivante réalisée par les universités de Lorraine, Marseille et Genève.
[Covid-19] La difficulté d’apprentissage de la lecture liée au port du masque de l’enseignant
Le contexte particulier de la crise du Covid a permis d’étudier l’impact de la privation de cette lecture labiale du fait du port du masque par l’enseignant, sur des enfants 5 à 7 ans lors de l’apprentissage de la lecture, notamment au regard de l’importance de la mise en relation entre les graphèmes, c’est-à-dire les lettres ou groupes de lettres, et les phonèmes, les sons élémentaires du langage oral, lors de cet apprentissage. Dans une étude publiée le 12 mai au format électronique, des chercheurs de l’Université de Lorraine mettent en évidence les difficultés d’apprentissage de la lecture pour certains élèves, liées au port du masque de l’enseignant.

Ils ont comparé deux groupes d’élèves, le premier groupe était constitué d’élèves dits « à risque », des mauvais lecteurs en devenir, en raison de leur faible capacité à discriminer les différents sons du langage. Le second groupe était composé d’élèves « non à risque », démontrant de bonnes capacités de discrimination phonémique.
Pour évaluer l’effet de l’impossibilité de recourir à la lecture labiale dans une épreuve qui mobilise la discrimination et la mémorisation des sons de la parole, les chercheurs ont proposé une tâche de comptage syllabique à ces enfants. Ils ont été plongés dans deux situations : avec et sans la possibilité d’utiliser la lecture labiale. Cette étude a montré que le recours à la lecture labiale profite uniquement au groupe « à risque ». En effet, les élèves issus de ce groupe parviennent mieux à compter le nombre de syllabes dans les mots lorsqu’ils ont accès au visage du locuteur. En revanche, les élèves du groupe « non à risque » sont peu sensibles au recours à la lecture labiale, quel que soit leur âge, il n’y a pas de différence dans leurs performances selon que le visage du locuteur soit visible ou non (Nda : ce qui n’est pas surprenant, car ces enfants ont déjà automatisé l’association entre les sons et les patterns moteur pour les produire).
La conclusion des chercheurs est très intéressante et n’est pas sans rappeler ce que nous préconisons avec les enfants souffrant d’une dysperception proprioceptive, à savoir de passer par un apprentissage s’appuyant sur la multisensorialité et notamment la mémoire kinesthésique (mémoire du geste, liée à la proprioception). Quant au niveau sonore de la classe, c’est pour nous une évidence depuis longtemps, puisqu’il a été démontré que le son provoque des pertes visuelles chez l’enfant touché par une dysfonction proprioceptive.
« Ces résultats montrent qu’il faut identifier très tôt les jeunes élèves qui ont des difficultés de discrimination des phonèmes, si possible dès la maternelle, souligne Agnès Piquard-Kipffer, maître de conférences à l’Université de Lorraine, chercheuse au Loria. Il faut aussi les accompagner dans l’apprentissage de la lecture afin de leur permettre de s’approprier les sons du langage par différents moyens, iconiques, gestuels et/ou numériques. Enfin, il est également nécessaire de veiller au niveau sonore de la classe. »
Référence :
Agnès PIQUARD-KIPFFER, Thalia CAVADINI, Liliane SPRENGER-CHAROLLES & Edouard GENTAZ (In press). Impact of lip-reading on speech perception in French-speaking children at-risk for reading failure assessed from age 5 to 7. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology
Le masque porté par les enseignants en raison de la pandémie liée à la Covid-19 met certains élèves en difficulté lors de l’apprentissage de la lecture : ceux qui peinent à discriminer les sons du langage. C’est ce qu’ont prouvé des chercheurs et chercheuses du Laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications (Loria ; Université de Lorraine-Inria-CNRS), du Laboratoire de psychologie cognitive (Université d’Aix-Marseille-CNRS) et de l’Université de Genève grâce à une étude effectuée sur des élèves de 5 à 7 ans publiée le 12 mai en format électronique et le 9 juin dans la revue papier de L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology.
Dans une situation de communication, l’apport de l’expression faciale, particulièrement de la lecture labiale, est reconnu comme facilitant la compréhension orale. Dans le contexte de la pandémie liée à la Covid-19, la plupart des enseignants portent un masque. Cela peut affecter l’apprentissage de la lecture, spécialement chez des enfants présentant de faibles capacités de discrimination phonémique. Dans cette étude, deux groupes d’enfants ont été suivis de5 à 7 ans : un groupe « à risque » de devenir mauvais lecteurs et un groupe « non à risque ». Ces deux groupes ont été constitués selon leurs habiletés à une tâche de discrimination phonémique examinée à l’âge de 5 ans : le groupe « à risque » (N = 39) et le groupe « non à risque » (N = 46). Pour tester l’effet de l’impossibilité de recourir à la lecture labiale dans une épreuve phonologique, une même tâche de comptage syllabique a été proposée aux enfants à 5 ans et à 7 ans avec deux conditions : avec et sans la possibilité d’utiliser la lecture labiale (les stimuli étant soit prononcés par l’expérimenteur, soit pré-enregistrés : une condition similaire à celle où le masque est porté). Les résultats montrent un effet positif de la condition avec lecture labiale seulement pour le groupe « à risque », quel que soit l’âge, avec des scores restant similaires dans le temps. À l’inverse, les scores du groupe « non à risque » ont augmenté dans le temps, avec ou sans recours à la lecture labiale. Ces résultats suggèrent que dans le contexte de la pandémie liée à la Covid-19 où les enseignants portent un masque, cette condition peut interférer avec l’apprentissage de la lecture chez des enfants « à risque » par rapport à cet apprentissage en raison d’un déficit de discrimination phonémique.
Référence :
Piquard-Kipffer, A., Cavadini, T., Sprenger-Charolles, L. & Gentaz, É. (2021). Impact of lip-reading on speech perception in French-speaking children at risk for reading failure assessed from age 5 to 7. L’Année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 121(2), 3-18. https://doi.org/10.3917/anpsy1.212.0003
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